La Ballade du Bolivar (1892)
Barrack-Room Ballads
Sur le modèle des Shanties, chant de marins anglais.
Le poème dénonce les escroqueries à l’assurance de certains armateurs qui envoyaient à la mort des équipages sur des des navires surchargés,(navire-cerceuils) espérant un naufrage qui leur ferait toucher la prime. Une nouvelle fantastique de Jean Ray sur le même thème : Irish Whisky, Les contes du Whisky, 1925
La Baie : Biscay Bay : Golfe de Gascogne connu pour sa navigation dangereuse.
Chargé de rails : le navire est surchargé, les rails sont une cargaison particulièrement dangereuse.
Start : phare au sud du Devon
A court de gaillard d’avant : peux signifier à court de provisions, mais ici surtout d’hommes.
Le Wolf : phare sur une partie très dangereuse des côtes de Cornouailles
Palier : Pièce mécanique liée à la rotation de l’arbre d’hélice, on pouvait estimer si la température était excessive à la main.
Lloyd’s : Principale compagnie d’assurance anglaise, en particulier pour les navires.
Le dernier vers est ironique, l’équipage a évité le naufrage et fait échouer l’arnaque à l’assurance.
Version chantée : https://www.youtube.com/watch?v=BynmZOr4w9E&list=RDBynmZOr4w9E&start_radio=1
Pour une lecture technique du poème, voir (en anglais) :
http://disaster-wise.blogspot.com/2010/09/poetry-as-disaster-literature.html
Traduction : traduit par A.Savine et M.Georges-Michel, Les chansons de la chambrée, L'Edition française illustrée, 1920, voir plus bas.
La ballade du Bolivar
Sept hommes venus du monde entier, de retour aux docks,
Descendent Ratcliffe Road, ivres et semant la pagaille :
Payant aux filles un dernier verre avant de signer l’engagement —
Nous qui avons emmené le Bolivar de l’autre coté de la Baie
Nous avons quitté Sunderland chargés de rails ;
Nous sommes revenus à Sunderland parce que notre cargaison avait bougé ;
Nous avons quitté Sunderland—affronté les tempêtes d’hiver,
Sept jours et sept nuits à dériver jusqu'au Start.
Dans le vacarme des rivets branlants, sa cheminée blanche comme neige,
Tout le charbon à la dérive sur le pont, la moitié des rails dans la cale,
Fuyant comme un casier à homards, manœuvrant comme une charrette,
Nous avons sorti le Bolivar, sorti de la Baie !
Un à un, les phares se sont allumées, ont clignoté et nous ont laissé passer ;
Mille après mille, nous avons avancé péniblement, à court de charbon et de gaillard d'avant ;
Rencontré une bourrasque qui nous a couchés, entendu une cloison s’arracher ;
Nous avons laissé le Wolf derrière nous, avec une gîte de deux pieds sur bâbord.
Traînant comme un canard blessé, travaillant de toutes ses forces ;
Sonnant comme une forge après chaque roulis ;
Seulement une cheminée et un mât vacillant dans les embruns —
C'est comme ça que nous avons forcé le Bolivar à travers la Baie !
On sentait la coque se courber et se cabrer, pariant quand elle allait se briser ;
On se demandait à chaque fois qu'il filait s'il allait résister au choc ;
Nous entendions les vagues comme des hommes ivres marteler ses bordés ;
Nous espérions que le Seigneur garderait la main sur le palier.
Projetés contre les ponts en fer, les fonds de cales bouchés de charbon ;
Les pieds et les mains écorchés et gelés, Malade du cœur et de l’âme ;
A la fin, nous avons prié pour qu'il se dresse pour le Jugement Dernier —
Ah ! Nous avons maudit le Bolivar balloté autour de la Baie !
Sa proue pointait vers le ciel, gémissant pour rester en place —
On allait en haut, en bas, en arrière, sans jamais avoir le temps de respirer ;
Puis l'argent versé à Lloyd's l'a rattrapé par la quille,
Et les étoiles tournaient et tournaient, dansant pour notre mort.
Rêvant d’une heure de sommeil, somnolant par à-coups ;
On entendait les rivets pourris céder quand il prenait une lame;
On regardait la boussole courir après sa queue comme un chat qui joue —
C'était sur le Bolivar, au sud de la baie.
Une fois, entre les bourrasques, nous avons vu, couchés face à la houle —
Fous de travail et de fatigue, souhaitant qu'ils soient à notre place —
Les lumières d'un maudit paquebot passer comme un long hôtel ;
On l’a salué depuis le Bolivar qui s’enfonçait dans la mer.
Puis une déferlante nous a balayés, et le capitaine a ri ;
« Les gars, la barre est partie en Enfer — installez les treuils à l'arrière !
Attachez la tête du gouvernail qui gigote — remettez-le en route ! »
Alors nous l'avons dirigé, en tirant sur les cordages, à travers la baie !
Juste un tas de tôles pourries calfatées au goudron,
Nous sommes arrivés, juste à temps, en traversant le banc de Bilbao.
Surchargés, équipage réduit, destinés à couler, nous avons
Bloqué la tempête de Dieu Tout-Puissant, bluffé la Mer Eternelle !
Sept hommes venus du monde entier, de retour en ville,
Descendent Ratcliffe Road, ivres et semant la pagaille :
Sept hommes revenus de l'Enfer. Les propriétaires ne sont-ils pas contents
Que nous ayons conduit le « Bolivar » à bon port à travers la baie ?
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Traduction de A.Savine et M.Georges-Michel, Les chansons de la chambrée, L'Edition française illustrée, 1920,
La Ballade du "Bolivar"
Sept hommes de toutes les parties du monde reviennent aux docks
Ils s'en vont en zigzag sur la route de Ratcliffe, réveillant Caïn :
"Payons encore à boire aux filles avant de signer notre départ,
Nous qui avons pu faire sortir le Bolivar de la Baie.
Nous partîmes de Sunderland avec un chargement de rails.
Nous revînmes à Sunderland parce que notre chargement se déplaçait ;
Nous repartîmes de Sunderland. Nous rencontrâmes les bises d'hiver.
Pendant sept jours et sept nuits, nous dérivâmes vers le Start ;
Ses rivets à demi arrachés jouant à grand bruit, sa souche de cheminée blanche comme la neige,
Tout le charbon éparpillé sur le pont, la moitié des rails en bas.
Il faisait eau comme un piège à homards : il gouvernait comme une charrette,
Et nous avons pu faire passer le Bolivar à travers la Baie.
Une à une les lumières apparurent, clignotèrent et nous laissèrent là ;
Mille par mille, on avança d'une allure incertaine à court de charbon et de vivres pour l'équipage ;
Et l'on reçut un coup qui nous coucha, on entendit une cloison s'abattre.
Nous laissâmes le loup derrière nous avec un faux-côté de deux pieds à bâbord,
En nous traînant comme un canard blessé qui s'achève en efforts,
Avec un bruit de métal à chaque roulis ;
Il ne reste qu'une cheminée, et qu'un mât qui s'en va à travers l'embrun.
Et ce fut ainsi que nous avons fait passer le Bolivar à travers la Baie.
Nous l'avons senti se courber, nous l'avons senti s'arquer, nous avons parié sur le moment où il se romprait.
Nous nous demandions chaque fois qu'il courait s'il survivrait au choc.
Nous avons entendu les vagues battre son bordage comme des hommes ivres.
Nous avons espéré que Dieu pose son pouce sur le collet.
Lancés contre les ponts de fer, les poumons chargés de charbon,
les pieds écorchés et les mains glacées, abattus de cœur et d'âme,
Nous avons fini par prier pour qu'il se lançât en plein Jugement Dernier.
Ah nous l'avions maudit, le Bolivar, pendant qu'il se heurtait au pourtour de la Baie !
Oh ! Il pointait du nez vers le ciel, et gémissait d'exister encore :
Nous montions, descendions, reculions, sans pouvoir souffler.
Alors l'argent payé au Llyod le prit par le talon,
Et les étoiles se mirent à danser en rond sur notre mort.
Les yeux brûlés par le besoin d'une heure de sommeil, et somnolant par-çi, par là,
Nous entendions les boulons rouillés grincer quand ils recevaient un coup sec.
Nous avons vu sa boussole affolée s'agiter comme un chat qui court après sa queue ;
C'est comme cela sur le Bolivar, au Sud, à travers la Baie.
Une fois nous avons vu entre les rafales, alors que nous étions
Fous de travail et de fatigue, et que nous aurions bien voulu être à sa place,
Un maudit paquebot qui passait illuminé comme un grand soleil,
Nous l'avons salué au passage, à bord du Bolivar qui pataugeait dans la mer ;
Puis une baleine grise nous dépassa ; et le patron se mit à rire.
— "Mes gars, la roue est allée au diable ; garnissez les manivelles à l'arrière ;
Attachez le gouvernail qui s'agite, Allez de l'avant."
Ce fut ainsi que nous le fîmes passer en tirant sur les poulies, à travers la Baie.
Il n'était plus qu'un paquet de plaques rongées, les trous bouchés avec du goudron,
Quand nous eûmes traversé,— Il n'était que temps, la barre de Bilbao.
Surchargés, l'équipage trop faible, destinés à rouler nous
Avons gagné la partie contre Dieu Tout-puissant, nargué la mer éternelle.
Sept hommes de toutes les parties du monde reviennent aux docks
Ils s'en vont en zigzag ivres et réveillant Caïn, sur la route de Ratcliffe,
Sept hommes échappés de l'Enfer. " Les armateurs se sont-ils pas contents,
Parce que nous avons ramené le Bolivar sain et sauf à travers la Baie ? "
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The Ballad of the Bolivar
Seven men from all the world, back to Docks again,
Rolling down the Ratcliffe Road drunk and raising Cain:
Give the girls another drink ‘fore we sign away—
We that took the “Bolivar” out across the Bay!
We put out from Sunderland loaded down with rails;
We put back to Sunderland ’cause our cargo shifted;
We put out from Sunderland—met the winter gales—
Seven days and seven nights to the Start we drifted.
Racketing her rivets loose, smoke-stack white as snow,
All the coals adrift adeck, half the rails below,
Leaking like a lobster-pot, steering like a dray—
Out we took the Bolivar, out across the Bay!
One by one the Lights came up, winked and let us by;
Mile by mile we waddled on, coal and fo’c’sle short;
Met a blow that laid us down, heard a bulkhead fly;
Left the Wolf behind us with a two-foot list to port.
Trailing like a wounded duck, working out her soul;
Clanging like a smithy-shop after every roll;
Just a funnel and a mast lurching through the spray—
So we threshed the Bolivar out across the Bay!
’Felt her hog and felt her sag, betted when she’d break;
Wondered every time she raced if she’d stand the shock;
Heard the seas like drunken men pounding at her strake;
Hoped the Lord ’ud keep his thumb on the plummer-block.
Banged against the iron decks, bilges choked with coal;
Flayed and frozen foot and hand, sick of heart and soul;
Last we prayed she’d buck herself into Judgment Day—
Hi! we cursed the Bolivar knocking round the Bay!
O her nose flung up to sky, groaning to be still—
Up and down and back we went, never time for breath;
Then the money paid at Lloyd’s caught her by the keel,
And the stars ran round and round dancin’ at our death.
Aching for an hour’s sleep, dozing off between;
’Heard the rotten rivets draw when she took it green;
’Watched the compass chase its tail like a cat at play—
That was on the Bolivar, south across the Bay.
Once we saw between the squalls, lyin’ head to swell—
Mad with work and weariness, wishin’ they was we—
Some damned Liner’s lights go by like a long hotel;
Cheered her from the Bolivar swampin’ in the sea.
Then a greybeard cleared us out, then the skipper laughed;
“Boys, the wheel has gone to Hell—rig the winches aft!
Yoke the kicking rudder-head–get her under way!”
So we steered her, pulley-haul, out across the Bay!
Just a pack o’ rotten plates puttied up with tar,
In we came, an’ time enough, ‘cross Bilbao Bar.
Overloaded, undermanned, meant to founder, we
Euchred God Almighty’s storm, bluffed the Eternal Sea!
Seven men from all the world, back to town again,
Rollin’ down the Ratcliffe Road drunk and raising Cain:
Seven men from out of Hell. Ain’t the owners gay,
’Cause we took the “Bolivar” safe across the Bay?
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