1. Intentions
Il y a énormément à perdre dans la traduction d’un poème mais il y a, à mon sens, bien plus à perdre à ne pas le traduire, si c’est renoncer à le lire.
Les poèmes de Kipling n’ont été que partiellement traduits en francais, et pour ceux qui l’ont été, la traduction est ancienne, ou peu accessible, ou discutée. Le célèbre If… cache la forêt, et sa traduction la plus célèbre est-elle si fiable ?
Seuls les poèmes intégrés aux récits, pratique que Kipling utilise souvent, sont (re)traduits plus ou moins régulièrement. La Pléiade est sans doute la plus récente et la plus riche de ce point de vue, mais ne propose pas un volume dédié à l’œuvre poétique de Kipling.
Or, lecteur de Kipling, j’ai longtemps été un mauvais lecteur. Absorbé par le récit, j’ai lu en diagonale, ou même sauté, la plupart des vers qui encadrent ou brodent le texte. Jusqu’à ce qu’on m’offre Les sept mers, traduit en 1920 par Jules Castier, porte vers une œuvre poétique souvent méconnue en France. J’ai voulu lire aussi ses vers, et si possible les comprendre, et pourquoi pas les partager avec des lecteurs qui n’auraient pas accès à l’anglais littéraire et poétique. Malgré mes efforts, ce que je propose sur ce site ne peut être considéré comme une traduction vraiment satisfaisante. Il s’agit donc d’essais de traductions, de pistes, pour la plupart que j’ai déjà reparcourues plusieurs fois.
Je n’ai pas toujours, et sans doute même rarement trouvé la juste distance entre le littéral et la réécriture. Je souhaite juste approcher ce que disait Kipling, ce qu’il voulait dire sans le simplifier.
Mes essais ne sont donc pas poétiques, on peut même dire qu’ils sacrifient volontairement la poésie pour un sens parfois assez incertain, ou restrictif, ou plat, par peur de trahir.
Si le vers est respecté, la rime est sacrifiée. C’est un crime sûrement, comme la disparition des rimes internes, des allitérations, du rythme, de la composition, de l’étoffe sonore particulièrement riche tissée par Kipling pour y jouer des sons et des sens. Le rythme en particulier, s’en trouve ralenti, étouffé et même souvent détruit.
Je ne peux que conseiller de lire à voix haute, ou à écouter, les poèmes de Kipling en anglais, puis, sa musique en tête à découvrir ce qu’il dit en français
Enfin, j’utiliserai les éventuels commentaires pour améliorer ces essais et approcher le plus possible ce qui s’exporte si difficilement dans une langue étrangère : sa poésie.
Rien n’aurait été possible sans les ressources en ligne de la Kipling Society, qu’ils en soient remerciés.
2. Mode d’emploi
Le site ouvre avec une centaine de poèmes alphabétiquement classés par A et B et sera régulièrement complété jusqu’à Z. Il permettra à terme de choisir plusieurs entrées dans l’oeuvre poétique de Kipling :
—une entrée alphabétique : c’est l’entrée principale, celle par laquelle les poèmes sont traduits.
— Une entrée bibliographique : Au fur et à mesure de leur traduction, les poèmes rejoindront le livre ou le recueil de première parution, (dans les cas les plus simples, il ne s’agit pas d’un site à prétention universitaire) la composition d’un recueil par son auteur étant elle-même signifiante.
— Une entrée thématique : classement très personnel de regroupement par thèmes, un même poème pouvant se trouver dans plusieurs thèmes.
J’ai choisi de traduire les poèmes par ordre alphabétique, pour deux raisons :
Il était possible de choisir de les ordonner chronologiquement avec l’intérêt de suivre l’évolution de la poésie de Kipling, ou par recueil ce qui aurait permis de respecter ses choix dans la composition de son oeuvre.
L’ordre alphabétique présente l’avantage de simplifier la recherche et de maintenir un certain suspense dans mon travail de traduction. Chaque nouveau poème est une surprise qui permet de passer de vers de collégiens amoureux à d’inattendus poèmes motorisés, à des histoires indiennes, birmanes, afghanes, à des chansons de marins, de soldats etc… et de découvrir la profonde originalité de Kipling, son talent pour raconter des histoires, courtes, très courtes, son humour, ses « métaphores obsédantes » ses principes moraux, ses engagements, ses aveuglements.
Ainsi se découvre sans logique autre qu’alphabétique une très grande variété de poèmes dont l’immense majorité, pour l’instant, mérite la lecture pour une raison ou une autre, et en général pour les raisons qui fondent la littérature et la poésie : dire quelque chose d’une certaine manière, de sorte que l’un magnifie, affûte l’autre.
3. Présentation des poèmes
Le site parfait existe, celui de la Kipling Society. Tout y est, et même plus, en anglais… Je n’ai donc pas cherché à faire un site jumeau, seulement à permettre une lecture raisonnablement informée pour un lecteur français non spécialiste.
Chaque poème est donc présenté sur le même modèle :
— Le titre original ;
— le lien vers la version et les notes en ligne de la Kipling Society ;
— le titre traduit et la date retenue pour son écriture ;
— la première publication, et le premier recueil, s’il a été édité ;
— les éléments essentiels de contextualisation, pour la plupart issus de la Kipling Society, il est conseillé de s’y reporter en cas de besoin. Il m’est arrivé d’ajouter des éléments, toujours à la première personne pour les signaler.
— un lexique de survie ; je n’aime pas les notes de bas de page qui brisent ma lecture. J’ai donc choisi de les présenter avant le texte. La poésie de Kipling étant très référentielle, il m’est apparu difficile de laisser le lecteur tenter la traversée sans quelques biscuits lexicaux, historiques, culturels, religieux, etc…
— la mention des versions chantées, parfois lues ou filmées. Kipling reste un poète dont l’œuvre circule, en particulier sous la forme de chansons, mais aussi de lecture, de courts métrages, de BO. Les liens devraient se systématiser au fur et à mesure de la construction du site.
— ma (piste de) traduction ;
— les traductions antérieures que j’ai pu trouver quand elles sont dans le domaine public, ou l’édition où les trouver.
— la version originale de la Kipling Society.
4. Kipling poète
Kipling est rarement un poète obscur, même s’il sait l’être, néanmoins il peut être utile de garder à l’esprit quelques petites choses en le lisant :
1. Un journaliste poète, ou un poète journaliste… La diffusion des poèmes de Kipling est assez différente de ce qu’on peut trouver chez les poètes français de la même époque. Journaliste, Kipling fait paraître beaucoup de poèmes dans les journaux, d’abord en Inde puis en Angleterre, diffusés ensuite dans tout le monde anglophone.
2. Un écrivain poète, ou un poète écrivain. Kipling mêle prose ét poésie. De nombreuses nouvelles sont introduites, voire encadrées, par des poèmes, qui peuvent également se glisser dans le récit.
Le lecteur français a donc déjà vu des poèmes de Kipling, sans peut être, comme moi, les avoir lus vraiment, retardant l’entrée ou la poursuite du récit. Or il s’agit d’autre chose que d’un paratexte décoratif, et les découvrir hors de leur contexte montre qu’il s’agit bien d’une composition dans laquelle prose et poésie se répondent et se complètent, certes, mais qu’ils ont également un intérêt propre.
3. Un poète classique : Kipling joue avec l’héritage poétique et culturel anglais et multiplie les « A la manière de… » les hommages et les pastiches, reprenant les formes et les sujets traditionnels. Ses poèmes sont tissés de références littéraires qui manque le plus souvent au lecteur francais, et parfois au traducteur. Les références bibliques sont également nombreuses, plus ou moins explicites, plus ou moins repérables. Je ne donne que celles qui éclairent le texte, le relevé est beaucoup plus complet sur la page de la Kipling Society.
4. Un poète moderne : Contemporain de la révolution industrielle, anglais de l’Empire, grand voyageur, Kipling aime la technique, le Progrès et l’utilise dans ses poèmes. Poète populaire, il donne à entendre la voix, les voix de ceux qui font l’Histoire et ses histoires. Il fait entendre les accents, les argots, les sabirs, les pidgins. Nouvelle difficulté du traducteur confronté à des élisions signifiantes en anglais mais intraduisibles au risque de rassembler dans un même pseudo patois le soldat et le marin, le babu et l’anglo-indien, le natif du Kent et l’Irlandais, l’Ecossais des Borders et le Londonien des beaux quartiers. Les traductions françaises de l’entre-deux guerres peuvent encore proposer des traductions » patoisantes » ou dans le style « not’ bon maître » Bécassine ou la Comtesse de Ségur, mais elles me paraissent difficiles à conserver dans le français « standardisé » moderne. J’ai opté pour le minimum, perdant donc la plus grande part des accents, des parlers avec le seul bénéfice peut-être d’accéder aux paroles démaquillées, et, unique grâce peut-être de la traduction, en partie délivrée de la tradition.
5.Tirets cadratins, Majuscules Anglaises, registres de langue… et I.A.
—Le tiret cadratin, ou tiret « long » (anglais em-dash) sert en francais à marquer les dialogues, ou les énumérations. Ses autres usages, admis dans notre langue mais en fait peu utilisés, sont fréquents en anglais et souvent employés par Kipling.
Il peut remplacer les autres signes de ponctuation : la virgule, le deux-points, les parenthèses, voire le point de suspension.
Il peut signaler une incise, une pause forte, la mise en relief d’un mot, d’une expression, créer un effet de rupture, de surprise, de chute, de paradoxe.
Il peut également introduire une seconde voix, un commentaire, une amplification, un point de vue au statut narratif pas toujours identifié qui anime la description, l’éclate parfois, la commente, la contredit et laisse entendre quelque chose de l’ordre de ce que Sarraute appellera plus tard la sous-conversation. Son usage permet à Kipling des ellipses, des ruptures qui dynamisent la narration, mais parfois l’obscurcissent.
A noter que Kipling peut utiliser également le tiret court (en-dash, plus long que le trait d’union français) pour sensiblement les mêmes usages.
Cet emploi du tiret cadratin est un élément important du rythme des vers de Kipling et au delà de la vivacité, de la tonalité particulière de son style. J’ai donc respecté la typographie donnée par le texte original de la Kipling Society.
—Les Majuscules Anglaises s’étendent aux adjectifs de nationalité, aux noms des jours, des mois, des points cardinaux. Mais elles sont aussi utilisées dans les titres, les grands évènements, les personnifications, les termes géographiques et j’en passe. J’ai respecté l’usage francais, sauf lorsque l’emploi qu’en fait Kipling m’a paru expressif ou singulier, ce qui reste je le reconnais très subjectif, mais pas si éloigné de l’utilisation de la majuscule en France au XVIIIe, en particulier chez Voltaire, beaucoup plus souple qu’aujourd’hui.
—Les registres de langue et en général toutes les utilisations que fait Kipling des accents régionaux, sociaux, de l’argot des casernes et des ports, des pidgins, des mots ou des tournures anciens, posent d’évidents problèmes de traduction. L’élision par exemple, très employée dans certains poèmes qui font parler des marins et des soldats, le peuple, ne porte pas sur les même mots. J’ai donc choisi de les limiter à ce qu’il faut pour situer un locuteur sans alourdir le texte. De même pour l’argot qui tend parfois au nom de la « couleur locale » à réduire un locuteur à son parler au détriment du sens de ses paroles.
—L’IA. L’aide à la traduction peut être précieuse, mais piégeuse. L’IA sollicitée s’est révélée menteuse, inconstante, bornée, aveuglée, pertinente et impertinente, capable du meilleur comme du pire, obligeant à un doute constant et à recouper toutes ses propositions, mais capable de repérer l’emploi archaïque ou local d’un mot a priori innocent. L’IA est encore un cheval fou dont il faut tenir la bride bien serrée. Il faut en savoir un peu plus qu’elle pour la diriger, ou pressentir qu’il manque « quelque chose ». Il ne s’agit pas d’une traduction professionnelle, je l’ai dit, mais d’un essai de traduction personnelle dans laquelle l’IA m’a aidé à pallier à mes lacunes linguistiques et culturelles. Mais je confirme ce que disent les traducteurs professionnels : reprendre une traduction de l’IA prend plus de temps que de construire la sienne puis de l’améliorer. N’étant pas pressé par le temps, c’est cette méthode que j’ai majoritairement utilisée.
Laisser un commentaire