"Chez les caves on appelle ça un cas de conscience." Michel Audiard, Les tontons flingueurs.
Préliminaire à l’usage des pas profs de Lettres. Selon Saint Todorov le Fantastique réside dans le doute, l’hésitation qu’entretient le "narrauteur" dans l’esprit du lecteur sur la réalité des étrangetés décrites. Exemple : vous entendez des bruits inquiétants au premier étage alors qu’il n’y a pas de premier étage…
Le récit fantastique fera longuement hésiter le lecteur entre le retour de la créature qui épingle comme des papillons les enfants dans le grenier aujourd’hui démoli de cette maison construite sur un ancien cimetière indien (réponse A), la présence d’une fouine détruisant l’isolant des combles (réponse B) et Ne se prononce pas (réponse C). Le fantastique est maintenu aussi longtemps que le lecteur s’accroche à la réponse C tout en redoutant la réponse A alors que rien n’exclut la réponse B. Il sort du fantastique quand il choisit A ou B.
Si vous n’avez pas compris, vous aurez une deuxième chance, moi, je ne sais pas…
Encore croisé S. dans le couloir du 2e étage. Il m’a encore interrogé, avec insistance. Il a demandé, encore, que je lui dévoile le Secret.
Ce secret, j’ai juré de ne jamais le révéler. De temps à autre, un ancien élève me coince dans un couloir, ou je reçois un message, ou bien je suis abordé dans la rue : Bonjour Monsieur, vous vous souvenez de moi ? Je vous ai eu il y a X années, vous étiez mon meilleur prof. Dites, vous ne voudriez pas avoir la gentillesse de CRACHER LA P**** DE FIN DE CETTE HISTOIRE A LA CON QUI A TRAUMATISÉ UNE ENFANCE JUSQUE LA HEUREUSE, TU VAS PARLER OUI ?!
Demande à laquelle je réponds par un sourire fantastique énigmatique.
La rumeur de ma retraite se répand. S, ancien élève piégé dans le fantastique, a décidé d’en profiter et c’est la 3e année qu’il me traque, mais là je le croise presque à chaque intercours. Malgré son air de girafon mélancolique coiffé en pagode, S appartient aux avachis sympathiques toujours à la recherche d’une distraction en cours.
En général, les élèves aiment bien le fantastique mais pas trop celui de Maupassant ou de Mérimée à cause des descriptions qui font saliver un prof de Français, mais juste lui.
Pour leur faire écrire une nouvelle fantastique il faut ruser. Je leur raconte donc depuis 35 ans avec une scénographie bien rodée, une anecdote autobiographique : Le baby sitting Maudjit (affrication locale Sud). Ca commence par des motards qui vont voir l’Exorciste ( S a commencé à écouter à ce moment là) et ça se termine par ma fuite d’une maison dans laquelle, derrière une porte que je ne devais jamais ouvrir, soufflait, grognait, palpitait, cognait (S était définitivement prisonnier de l’histoire) une créature qui ne pouvait pas être l’enfant sage que j’étais supposé garder mais que je n’avais jamais vu.
Je les laisse s’égarer sur ce qu’il pouvait bien bien y avoir dans la chambre, signe qu’ils ont cru à mon récit et qu’ils hésitent sur l’interprétation réelle ou surnaturelle à donner. Je leur dis alors qu’ils sont tombés dans le piège fantastique, que la vraie question est de savoir si l’histoire est vraie ou pas, et que ça, tant pis, dommage, ils ne le sauront pas parce que je ne leur dirai JAMAIS.
Et je saute par la fenêtre.
Et je ne l’ai JAMAIS dit.
Mais S. a des yeux de girafon, une orientation problématique et un problème narratologique grave. Je dois dire que j’hésite. Je vais bien léguer ma moto à R. Pourquoi pas mon secret à S ?
Dois-je me taire à jamais ? Ou trahir Todorov dont je suis un Padawan fidèle?
Dois-je divulguer le secret pour récompenser S de sa ténacité ? Et le dévaluer instantanément en le révélant dans toute sa banalité réaliste, vraie ou fausse ?
Dois-je délivrer S. du doute en déposant sur sa table de DNB une enveloppe contenant la réponse qu’il ne pourra ouvrir que s’il reste jusqu’à la fin de l’épreuve ?
Dois-je masquer par une tache d’encre malencontreuse la réponse dans l’enveloppe qu’il ne pourra ouvrir que s’il reste jusqu’à la fin de l’épreuve ?
Deux élèves en ont fait une BD : Derrière la porte, ou le secret révélé est caché par le mot....
FIN
Parfois, enseigner la fiction vous revient comme un boomerang, en plein cœur.
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