10. Introduction à l’éthologie scolaire 1

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 La classe et le territoire.

Il me semble que certaines choses sont négligées dans notre formation, qui ne relèvent ni de la pédagogie, ni de la psychologie ni de la connaissance académique ni de l’ergonomie du travail, mais de l’éthologie. Plus connue pour les animaux, il existe une éthologie humaine qui étudie les processus comportementaux de l’être humain envisagé en tant qu’espèce animale. Ces processus sont instinctifs, comme le mouvement réflexe quand une ombre serpentiforme bouge à la limite de notre champ de vision. Instinctif catégorise sans expliquer, il faudrait y revenir. Certains de ces processus animaux me paraissent éclairer ce lieu à haut niveau d’interactions qu’est la classe. J’ai retrouvé dans deux essais qui sont loin d’être des traités de pédagogie bien des choses que j’avais du mal à formuler avec mes stagiaires. Habiter en oiseau de Ventiane Despret, Acte Sud, 2019 et Sur la piste Animale de Baptiste Morizot, Babel.2018.

Le premier processus est assez clairement identifié comme un objet d’étude éthologique : Le territoire, que ce soit pour les épinoches, les oies, les combattants du Siam, les oiseaux ramage et plumage, les mammifères, les élèves et leur prof.
La classe est-elle un territoire ? De qui ? Quelles interactions informulées viennent en perturber les évidences ? Quelles règles explicites mais aussi implicites s’y appliquent, et pour qui ? Et surtout pour quel coût (si jamais vous vous sentiez un peu fatigué en sortant de cours) ?
La classe, même débarrassée de l’estrade, territoire réservé du prof, reste un territoire traditionnel : Espace vital, de protection, de défense et de repli, à la fois lieu et temps, extension du « corps sacré » du prof, espace sonore presque entièrement dédié au chant professoral et aux plus rares pépiements des élèves qui en occupent pourtant la plus grande part et sont les plus nombreux.
Le mot de territoire lui-même est déjà un mot biaisé qui résonne des connotations de compétition, d’agressivité, de défense, de violence. Est-ce bien ce que nous voulons ?
L’établissement scolaire est une superposition de territoires. Le nouveau 6e est moins déstabilisé par un espace plus grand que par une complexification des territoires et des codes qui régissent chacun d’eux. Il y a là un même biotope partagé par différentes «espèces» dont il faut maitriser les codes pour être tantôt troupeau grégarisé par les sonneries et les adultes, tantôt confrontés à la cruelle loi des marigots qui concentre et affole prédateurs et proies. La classe réduit encore l’espace en arène où Sol y Sombra alternent. En Rep explosait celui que je n’avais pas regardé, considéré au moins une fois dans l’heure, lui offrant une place dans le territoire.
Le stagiaire n’en maitrise plus spontanément les codes, et s’appuie sur son expérience incomplète d’élève. Puis il deviendra un prof un peu oublieux des anciens usages. Les conseils des tuteurs portent en général avec raison sur la ritualisation des « moments » délicats de l’entrée, de l’occupation, des règles de déplacement, de prises de parole, des interactions, de la sortie que, tout à son objectif de « faire cours » le stagiaire ignore, néglige ou abandonne aux élèves.
La question de l’appartenance du territoire est cruciale. L’antériorité est un avantage, le dernier arrivé entre en intrus sur un territoire qui n’est pas sans histoire. Et malheur à l’errant prof sans salle.
Heureusement la classe comme espace éducatif a aussi une histoire qui vient dire au prof qu’il est chez lui, son bureau, son tableau, et une géographie orientée, tables alignées, orientées, hiérarchisées. La fenêtre, le radiateur et la porte sont des géographies que les élèves vont investir en micro territoires plus ou moins démocratiquement négociés, avec des frontières pointilleuses qui peuvent provoquer des conflits qui semblent venus de nulle part alors que : «Monsieur, il arrête pas de dépasser » ou «  il met ses pieds sur ma chaise ».
Stagiaires, nous devons réapprendre que cette salle aux chaises et tables identiques a ses règles, et découvrir que le prof doit contrôler ce territoire. On quitte alors la gestion de groupe, les codes éducatifs et sociaux, le folklore juvénile ou professoral, ou bien nous y entrons plus profondément.
Cette notion de territoire nourrit un des mythes les plus solides du métier : « tout se joue au premier cours, après c’est foutu». Vrai ou faux, ce mythe témoigne d’une vision très animale du territoire, le langage corporel, le ton de la voix, la gestuelle, le « costume », le regard sont mobilisés en soutien du discours très convenu du premier cours, destiné à montrer qui c’est Raoul.
Il s’agit d’une « parade », dans les deux sens du terme : se montrer et esquiver.
La maitrise du territoire est fondamentale, non pour les quelques mètres carrés de mauvais lino mais parce qu’elle donne le droit à la parole, et de la contrôler, mais au risque de la perdre.
Interrogeant la doxa darwinienne et les observations biaisées de vieux messieurs blancs anglo-saxons impérialistes sur les mâles ailés et leurs stratégies territoriales agressives, Ventiane Despret fait l’hypothèse que le territoire n’est pas déterminé par l’agressivité, mais qu’il est l’évènement de la réorganisation des fonctions agressives en fonctions expressives. Le « vainqueur » n’est pas le meilleur combattant, mais le meilleur acteur, phrase que j’écrirais volontiers en maxime au dessus de mon tableau, et question souvent abordée intuitivement avec les stagiaires. Si nous occupons le territoire, celui-ci nous conditionne aussi et nous fait agir selon des processus dont nous n’avons pas, ou à peine conscience. Car le territoire a ceci de particulier qu’il n’est pas important par son centre, mais par sa frontière, où nous nous tenons.
L’organisation modulable de la salle de classe (l’îlot comme première expérience), la posture enfin devenue plurielle de l’enseignant (D. Bucheton), paraissent encore de dangereuses dérives pédagogistes alors qu’elles sont sans doute une des clés d’une évolution du territoire scolaire vers autre chose que les écrans qui nous guettent.
Je quitte le territoire avec le regret de n’avoir pas assez essayé d’enseigner en oiseau, en castor, en dauphin, en loup.

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