Blanche-Neige
J’ai une boite, petite, où je range les « souvenirs » laissés par quelques classes, quelques élèves et que je n’ai pas jetée, préparant mes futures nostalgies. Il y en a peu, je ne suis pas un prof qui fraternise ni qui encourage confidences et correspondances.
En triant cette boite, je retrouve pourtant une lettre de Blanche-Neige. Elle me parait, outre ce qu'elle me dit, dire quelque chose sur notre métier.
« J’ai vraiment apprécié lire Le Journal d’Anne Frank et La Vague. Dans les deux cas j’ai vraiment pu ressentir quelque chose en lisant, quand j’ai fini Le Journal d’Anne Frank ma première réaction a été de pleurer en repensant à tout ce qui y était écrit. Vous avez réussi à réveiller ma sensibilité pour presque tous les travaux que j’ai pu faire et me prouver qu’être très sensible n’est pas seulement un défaut, vous m’avez redonné confiance en moi sur mes capacités et grâce à vous j’ai également réussi à changer mon point de vue sur beaucoup de choses. Je vous suis très reconnaissante pour tout ce que vous m’avez apporté, je suis changée. »
Il est rare, surtout au collège, qu’un élève prenne le temps de se retourner sur cette période, et plus rare encore qu’il mette des mots sur le sens de ce qui est arrivé, surtout un très bon élève. Si la si rare reconnaissance envers l’enseignant fait partie de ces gratifications qui font le bonheur du métier, elle est secondaire par rapport à Je suis changée.
Et non j’ai changé.
L’enfant entrant en 6e et l’adolescent quittant le collège a évidemment changé et il n’a personne à remercier pour cela, c’est physiologique et psychologique, la progression dans les âges de la vie.
La progression est-elle toujours un progrès ? Comment se passe-t-elle ? Peut-elle ne pas se passer, ou mal se passer ? Peut-on l’accompagner, la favoriser ou bien au contraire l’entraver, la bloquer, la faire échouer ?
Que dit cette élève en fermant la porte du collège après un parcours réussi : la lecture d’Anne Franck l’a touchée, émue aux larmes, mais seulement à la fin de la lecture en repensant à tout ce qui y était écrit. Que s’est-il passé durant cette lecture sensible ? Pitié ? Identification ? Empathie ? Horreur de la mort d’Anne Franck et à travers elle de millions d’innocents ? Je suis changée.
Les travaux, exercices d’expression écrite, rédactions ont réveillé et non éveillé sa sensibilité qui, en trouvant à s’exercer, a pu lui redonner et non donner confiance en elle. Cela ressemble plus à un retour, à une renaissance qu’à une progression.
Tout cela lui a permis de changer son point de vue, et plus encore : Je suis changée.
Ce message est touchant car il révèle une progression réussie, une transformation intérieure vers un nouvel état qui ressource ce qui était enfoui et modifie positivement un rapport au monde déjà faussé ou douloureux. Ce changement, c’est celui que recherche depuis toujours, dans toute les civilisations l’initiation. Acceptez pour l’instant le mot comme il vient. Cette initiation a besoin d’un guide, disons un appui, et d’expériences particulières qui, dans ce cas ont fonctionné : la lecture et l’écriture. Non pas des exercices scolaires, mais des expériences qui, bien qu’immobiles, constituent bien une action, un engagement, un mouvement qui conduisent à une transformation du sujet lui-même : Je suis changée.
Nous sommes sans doute tous capable de faire la différence entre ce qui nous est arrivé, et ce qui nous a transformé. Ces évènements dont on a conscience qu’ils ont entrainé un bouleversement qui nous conduisent à penser que nous ne sommes plus les mêmes qu’avant. Nous en comprenons même très bien la différence. Nous consommons des expériences qui nous laissent insatisfaits et inchangés ; se changer, être changé demande autre chose.
Je n’ai guère d’inquiétudes pour cette élève capable de formuler, et si clairement, ce qui fait qu’elle peut continuer à progresser. En revanche je suis très inquiet pour tout ceux que l’école ne parvient pas à initier. Ceux pour lesquels lecture et écriture ne sont pas des expériences réelles qui les transforment. Je pense que nous en avons tous besoin pour nous construire, et que beaucoup n’y parviennent pas.
Tout le monde entre au collège, et tout le monde en sort, mais dans quel état ?
Cela ne signifie pas bien sur que l’initiation ne se déroule qu’au collège, il est fort possible qu’elle ne se « déroule » pas. Tout ce qui arrive à un héros mythologique ou romanesque ne s’inscrit dans une durée que pour les besoins de la linéarité du récit. Nous sommes sans doute en perpétuelle initiation, quelques fulgurances aussitôt prises dans de nouvelles glaciations.
La question n’est peut-être pas de savoir comment on peut réussir son initiation, mais ce qui arrive quand on échoue, quand on n’est pas changé, ou pas complétement.
Dans un récit, on meurt, ou quelque atténuation de même sens.
Blanche-Neige était le surnom péjoratif que cette élève se donnait elle-même. Brune à la peau très blanche qui rougissait très vite et très fort, et qui détestait cela. La lettre a été écrite pendant un arrêt maladie qui m’a empêché de terminer l’année avec cette classe de troisième.
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