Le regard de la biche.
J’habite en bordure de colline et m’efforce malgré la désapprobation de mes voisins d’ensauvager raisonnablement mon coin de nature. Pour diverses raisons, j’ai laissé une quinzaine de mètres carrés à l’abandon. La semaine dernière, en corrigeant mes copies (les dernières aha !), j’entends quelques bruits dans ce petit bosquet à 10 mètres de la terrasse, je dresse l’oreille, tous mes sens aux aguets car je suis en guerre avec une fouine, ou une martre des pins, qui bouffe mes combles. La tête d’une biche émerge lentement. Nos regards se croisent.
J. est dans le groupe de besoin 6e Delta rouge triple XXX, dernière d’une lignée bien connue de mes services pour leur aversion héréditaire (je connais aussi la mère) de l’école, et du Français. J. s’est accrochée à la grammaire comme à une bouée de sauvetage. Le récit de sa conquête de l’épithète demanderait un Frison-Roche, mais parvenue à ce sommet, elle s’est bravement lancée dans le tour des Munros grammaticaux. ( En Ecosse, un Munro est un sommet au dessus de 3000 pieds).
Nous faisons un exercice sur les compléments d’objet, parmi lesquels j’ai glissé, car je suis méchant, un attribut du sujet. J. lève le doigt : « c’est un CO…. » Nos regards se croisent.
Baptiste Morizot : « C’est peut-être un invariant de la rencontre animale : quand on croise un animal sauvage par hasard dans la forêt, une biche qui lève les yeux vers soi, on a l’impression d’un don, un don très particulier, sans intention de donner, sans possibilité de se l’approprier. C’est ce qu’on appelle en phénoménologie un don pur : personne n’a voulu donner, personne n’a rien perdu en donnant et le don ne vous appartient pas, il pourra se donner à d’autres (pp 41-42)." Je n’ai aucune idée de ce que la phénoménologie entend par "don pur".
Il y a bien des manières de transmettre, d’enseigner. Plusieurs, très différentes, fonctionnent, ou bien la même méthode fonctionne ici, et dysfonctionne là. Question cruciale à aborder avec les stagiaires qui cherchent un modèle, alors que je les invite à trouver le leur. Question qui dépasse le statut, et même le métier, ou son projet tel qu’il est habituellement débattu : instruire, éduquer, guider, autonomiser, transmettre, enseigner, faire expérimenter, pratiquer, et pour quel engagement, quelle rétribution, quelle reconnaissance, quel coût de part et d'autre ?
Le don est une notion plutôt économique et sociologique. Notre « don » relève bien légitimement du matériel, de l’échange marchand, nous découpons notre savoir plutôt durement acquis en petits morceaux pour le monnayer en salaire.
Mais il peut être une notion pédagogique utile. Il suffit de pouvoir traduire le regard de J. quand, ses yeux dans les miens, elle réoriente sa réponse erronée en réponse juste, son esprit travaillant à livre ouvert : « c’est un CO….ttribut du sujet » pour s’en convaincre. Mais cela resterait un autre chantier que de le décrire vraiment.
C’est qu’il y a un mauvais usage du don, il a été assez largement utilisé par mes profs, et j’ai pu mal l’utiliser prof à mon tour.
Le don n’est que l’avers de la médaille, le revers est le contre don.
Le don n’est pas forcément positif, il peut être malveillant, et même pervers. C’est un cadeau ou un poison, ou un cadeau empoisonné.
Le regard de la biche et celui de J. est un idéal rousseauiste, mais nous avons rarement la transparence, le plus souvent l’obstacle.1
Le don est souvent une prise de pouvoir, qui parait légitime puisque nous avons le savoir, et pas l’élève. Il est facile d’en jouer, de le faire sentir, de dévaloriser celui qui ne sait pas, d’être un cuistre. Nous prétendons élever, éduquer en veillant bien à ce que l’écart reste assez grand avec celui qui reçoit. Comme la charité bien pensante qui maintient l’injustice sans vouloir une seconde la corriger.
L’attente d’un contre don est aussi un dévoiement du don : admiration, obéissance, conformité, bassesse, aveuglement, les bases du système pervers stanislassien. Le « receveur » peut également pervertit le système, en développant des stratégies pour recevoir plus. On comprend pourquoi certains dons sont impurs.
Le don « pur » évoqué par Morizot s’atteint parfois, il est d’une autre nature :
Personne n’a voulu donner ; à cet instant c’est vrai avec J. : il s’agit d’une rencontre intellectuelle entre égaux dans la recherche. Personne n’a rien perdu en donnant : et pourtant chacun a reçu, exemple de don « bienveillant », ce mot trouvant, enfin, un sens. Le regard de J. est la rétribution symbolique dont nous manquons tant. Mon regard est l’approbation, la confiance dont elle manque tant, la piste qu'elle veut bien suivre. Elle a vu l’attribut comme elle me voit. Don parfait du don pour lui-même. J. n’attend pas à cet instant de note, je n’attends pas de remerciement, nous avons bien plus.
Je l'ai longtemps compris comme une énergie qui échappe au cycle habituel. Bien sûr, il m'arrive souvent d'arriver en forme en cours et de ressortir fatigué, mais l'inverse arrive aussi. C'est plus rare mais certains cours rechargent mes batteries. Cet étrange carburant pourrait bien être le don, pur, sans plomb. On ne peut pas se l'approprier, juste la faire circuler.
Le don ne vous appartient pas et pourra se donner à d’autres : ce n’est pas une description idiote de ce que nous essayons de faire, ce n’est pas lié à J, ni à moi, nous avons tous connu ce moment de don pur, même s’il est trop rare, et si difficile à faire naitre, mais la rareté en fait la valeur. Combien de fois avez-vous croisé le regard d’une biche ?
Laisser un commentaire