13. Initiation 2

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Gavroche.
— Qui a dit : Putain la galère de merde ! pendant la lecture ?

La cinquième 6 du Collège JJR de C en banlieue de banlieue parisienne ne riait pas encore, stupéfaite de ce chapelet de mots d’un registre si familièrement vulgaire pendant un cours d’ordinaire plutôt calme, et venant conclure un texte qui, pour une fois, ne manquait pas d’action.
 Petit à petit, les têtes se tournèrent dans une même direction, me désignant l’auteur de la phrase sacrilège, pas une surprise, un de ces gamins explosifs qu’un mot ou un regard sufffit à ouvrir en deux.

—  L ? La lecture est sacrée, tu connais la punition.
— Ben justement c’est  votre texte là.
— C’est le texte de Victor Hugo, qu’est ce qu’il a ce texte ?
— Il pue !
( C’est mon année de stage, je sens que ma carrière peut s’arrêter sur cette réplique. Quand L a cette tête là, les autres se taisent, même les 3e dans la cour, même les grands de la cité. Toute la banlieue se tait quand L fait cet tête là, pourtant il est petit pour un 5e)
— Le texte ?
— Oui, c’est trop la haine que le petit qu’est le plus courageux se fasse buter par les schmitts
.
—  L !

— Les soldats, c’est pareil, mais bon c’est pas trop ça qui craint, c’est les trois petits points. Je me disais : pourquoi qu’il la termine pas sa chanson moisie. Et puis Pan ! C’est comme une balle, Victor y nous dit pas : Gavroche s'en prend une et crève. C’est le lecteur qui comprend, et de comprendre et de le voir mourir ce petit gadjo avec son nom moche, ça m’a fait dire Putain la galère de merde ! Parce que putain, c’est trop la galère de merde de mourir quand on est une petite grande âme comme lui qui défend juste son quartier.
La classe sidérée attendait le verdict. Ça pouvait valoir une heure de colle et une convocation des parents. D’un autre côté, En cours de Français, le probable n’était pas toujours certain. J’avais de curieux enthousiasmes et je n’avais pas l’air tellement fâché. L venait de faire la première analyse de texte de sa vie.

— Si tu avais levé la main et si tu nous avais fait part de ta réaction en l’expliquant comme tu viens de le faire, je t’aurais mis 20 en participation.
Je laissai planer le court silence que mérite ce nombre dans une salle de classe en général et au-dessus de la tête de L, qui n’en avait jamais eu, en particulier.
— Seulement, les trois vilains mots que tu as alignés étaient tout à fait déplacés et ont d’ailleurs choqué certains de tes camarades les plus sensibles comme J... ou P.
Les deux élèves cités rougirent sous l’insulte et ouvrirent la bouche pour se disculper d’une accusation aussi infamante.
—Tu aurais pu dire : Oxymore ! ou Champ lexical ! Ou au moins Quel talent ce père Hugo !
La classe fit la moue, non L n’aurait pas pu dire ces mots-là, ça me troue le cul à la rigueur.

La mort de Gavroche n’a pas à chaque fois un tel succès mais laisse rarement indifférent.
Par quelle étrange perversion donnons-nous à lire à des enfants la mort brutale d’un enfant ? Parce que c’est un morceau de littérature où se concentre tout le génie du père Hugo ? Ou parce qu’il s’agit d’une nouvelle forme de fable, qui ne met pas en scène des animaux, et propose une morale aussi tordue que celle du Loup et l’agneau ? Ou parce que c’est un récit initiatique, mais d’une initiation impossible ou échouée. L a tout de suite compris que Hugo parlait de lui.
Normalement, c’est atténué, pris en charge par la matrice bien réglée du récit initiatique. le naufragé perd conscience et manque se noyer avant d’arriver sur le rivage. Jim Hawkins  ne sort que blessé de son affrontement mortel avec Israël Hands en haut du mât.  On ne va pas tuer le héros d’un roman de formation, il ne doit mourir que symboliquement : inconscient, endormi, blessé, avalé par une baleine, une grotte, un passage secret, une voie 9 3/4. Guidé par un initiateur plus ou moins sympathique, il doit quitter l’ancien monde, passer à travers des épreuves qui le réduisent à l’os avant d’apprendre ce qui conviendra à un nouvel état, supérieur. C’est la belle histoire, qui fait souffrir et grandir par procuration.
Hugo nous fait un cadeau, il tue Gavroche, il ose. C’est assez rare de décrire une initiation ratée ou impossible. En réalité Gavroche est mort-né, premier d’une longue liste d’oxymores. La barricade est juste un théâtre, un tableau qui maquille l’échec en sacrifice. Comme les rats de son éléphant-refuge qui mangent les chats, il est le moineau qui attaque les chasseurs. Hugo décrit un être hybride, un être oxymore entre l’enfant et l’adulte, le garçon et la fille, un gamin fée, comme Peter Pan qui sera jouée au théâtre par des filles, un nain et un géant.
Hugo ne cache rien des raisons de cette initiation échouée : Gavroche est le fils des Thénardier,  affublé d’un pantalon d’homme et d’une camisole de femme ,  le rire de son âge aux lèvres et le coeur absolument sombre et vide. Son père ne songeait pas à lui, et sa mère ne l’aimait point, le pavé lui était moins dur que le coeur de sa mère. Bruyant, blême, leste, éveillé, goguenard, à l’air vivace et maladif  jeté dans la vie d’un coup de pied. On est loin du Poulbot, et tout près de L.
Il a parfaitement compris le texte et réagit, c’est tout ce qu’il sait faire, quand il réalise pourquoi la chanson de Gavroche ne sera jamais finie, et pourquoi la sienne ne tient qu’à un fil.
Quel choix pour ceux envers qui la vie a commis un crime alors qu’ils étaient innocents ? (sur)vivre ou mourir pourrait-on croire. Je pense qu’on peut très bien vivre mort, j’ai connu des vivants-morts. La résilience n’est pas pour tout le monde.
Gavroche est ce qui arrive aux élèves victime d’un scandale, il n’est pas nécessaire de mourir en vrai.
Scandale : j’utilise, mal, ce mot avec un sens personnel, en attendant celui qui conviendra pour décrire ceci : est scandaleux ce qui n’aurait pas dû arriver, ce qui est arrivé sans qu’on puisse rien faire, qui échappe et  prive d’une chose ou d’une personne qui ne se pourra remplacer, ce qui a profité de l’innocence, de la faiblesse. Le scandale est une perte ou une atteinte irrémédiable, irremplaçable et souvent innommable dans le sens où cette perte a pu survenir avant d’avoir les mots pour la nommer, ou si choquante ou brutale qu’elle a éteint d’un coup tous les mots chandelles qui auraient pu éclairer. Est scandaleux ce qui est une mémoire sans souvenirs, ce qui fait de l’enfant une victime sans recours, ce qui le prive d’une destination, ce qui obscurcit, met dans la nuit la plus noire. Est scandaleux ce qui ne parvient pas à s’exprimer et fait obstacle à une évolution, ou même à une simple conservation sans ambition autre que survivre. Est scandaleux ce qui, hors de portée, a mis en place ce qui affaiblit, fait souffrir et pourra abattre. Un scandale est sans fin, sauf par la mort ou le langage. L’enjeu est énorme, littéralement une question de vie ou de mort. Ce gouffre, ce manque, ce vol, ce scandale pétrifie, gèle, fige, entrave, alourdit, exténue si profondément qu’on peut ne pas s’en apercevoir. La parole a manqué sans grand espoir de retour, c’est le piège parfait, absolu, fatal, qui peut conduire à être victime puis auteur de scandales à son tour.
Sauf à inventer un nouveau langage. Il en existe plusieurs mais on peut inventer le sien. Il en est de reconnus mais la plupart sont personnels. Je pense que tout ceux qui essaient de bien faire une chose, même une seule, même petite luttent contre leur scandale et, je l’espère, sont sauvés.
L a pris la parole, il a eu 20 pour avoir dit Putain la galère de merde ! pendant la lecture de la mort de Gavroche, et pour avoir trouver sa voix.

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