15. Ethologie 2 

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Le courage diplomatique

J’ai perdu B.
Cela avait pourtant bien commencé, pour la trouver il suffisait d’aller la chercher. Elle ne vous indiquait pas le chemin, mais il existait. Il ne fallait juste pas la brusquer, mais pas non plus la laisser s’échapper. Il fallait garder la bonne distance, ne pas l’approcher de trop près sans la perdre de vue, elle n’attendait que ça pour disparaitre. L’encourager sans la féliciter trop ouvertement, elle flairait les trucs et astuces habituels et ne laissait prendre par aucun appât pédagogique classique. Elle sentait les pièges les mieux camouflés. Il fallait rester à vue, mais sans qu’elle évente les stratégies pour l’amener à travailler. Elle n’attendait rien, elle attendait juste. Elle pouvait devenir transparente d’un battement de cils, experte en mimétisme de camouflage. Puis elle s’est laissée surprendre à lever la main, à faire un travail, à réussir quelque chose, et m’en voulait aussitôt, entre panique et attaque. J’ai dû affiner pour elle le regard non adressé : elle sait que je la vois sans jamais que je la regarde. Dans cette zone-là, elle a commencé à bouger, à être présente, à se rendre visible en laissant glisser son camouflage de transparence. Elle a amélioré ses résultats de manière notable.
Et puis, après février, elle est redevenue sauvage.
Toutes les étapes de l’approche ont été parcourue à rebours, rapidement, elle ne fit plus rien. Jusqu’au jour où elle m’a dit non, pleine face, elle ne donnerait pas la réponse qu’elle venait d’écrire et que je savais juste. Les élèves devaient la donner à tour de rôle, elle n’avait qu’à jouer le sien. NON. Le face à face, l’affrontement. De toutes les stratégies de contournement que je connais, et j’en connais beaucoup, je n’en essayai aucune. Bras de fer. Raidissement réciproque, posture de prof debout contre posture d’élève assise les bras croisés, regard contre regard, ordre contre refus, peur contre peur. Je ne pouvais plus reculer, ni elle. J’ai gagné, à quel prix ! J’ai arrêté le cours, dit aux élèves qu’il ne se passerait rien tant que je n’aurais pas la réponse que B avait sous son nez et refusait de partager, ni cette heure ni la suivante. Elle a cédé, sa réponse était juste, j’ai repris le cours. A la fin de l’heure, je lui ai parlé et me suis excusé de ce passage en force, que c’était une erreur de ma part comme c’était une erreur de la sienne. Nous étions entrés dans une confrontation sans autre issue que la défaite pour nous deux. Les cours suivants, elle parut domestiquée, faisait ce je demandais sans discuter, mais l’air absent et le regard vide.
Puis je l’ai perdue, elle n’est plus revenue au collège.
Il y avait bien sûr des raisons extérieures, B était victime d’un scandale, et même de plusieurs qui l’ont rattrapée. il y a toujours des raisons extérieures. Je ne suis que prof, et ne peut ni ne veut agir qu’en prof.

Mais comment agit un prof ? Qu’est-ce que l’exercice de l’autorité ? Pourquoi est-ce si difficile ? Si elle paraît nécessaire, est-elle indispensable ? Mes stagiaires, diversement équipés en «autorité naturelle » rechignaient tous à l’exercer. Existe-t-il une alternative à l’autorité ? Encore un chantier ouvert et toujours béant.
Je n’ai aucune autorité naturelle, ni goût pour l’exercer. Ma voix se brise si j’essaie de crier, je ne suis pas plus courageux qu’il ne faut, mais l’évolution de l’espèce humaine a développé d’autres stratégies. La nature a sélectionné d’autres procédures que l’agressivité et la loi du plus fort. La peur rend intelligent. Il est légitime d’avoir peur en entrant dans l’arène d’une classe, il ne l’est pas d’agir sous son emprise. Nous utilisons en général deux méthodes :
La confrontation : Regardez moi-bien les petits merdeux  je suis ceinture noire de krav ninja, même de dos je vous VOIS penser. Le premier qui moufte je le cloue au mur, lui ouvre le dos et détache une par une ses côtes de sa colonne vertébrale, avant d'extraire ses poumons par les plaies pour les étaler de part et d’autre en ailes de sang, Ouvrez vos manuels page 22. Cette méthode sous-entend qu’il faut vaincre l’enfant pour le civiliser. Méthode Stan : l’enfant est mauvais de nature.
La culculisation de Gombrowicz : Chers petits êtres, nous allons dans l’allégresse étudier la proposition subordonnée conjonctive circonstancielle de conséquence trop mignonne. Et si nous ouvrions nos jolis manuels colorés à la page…devinez pour un bon point… Héritage Rousseau, l’enfant est bon par nature, mais con.

Baptiste Morizot, qui confronte lui des créatures infiniment moins dangereuses qu’un adolescent surhormoné et en déficit chronique de sommeil, les grizzlis, nomme d’autres voies que nous parcourons quotidiennement en n’entretenant pas le cycle peur/agression : il parle d’intelligence diplomatique, de courage diplomatique, d’intelligence empathique. Quand nous abordons une classe rétive dans un creux d’après midi triste pour faire un cours au titre aussi sexy que La juxtaposition dans la phrase complexe, la diplomatie vise à désamorcer une crise par un « décentrement empathique qui permet de pressentir l’éthologie des autres et d’imposer, à la force délicate de l’intelligence, une tournure pacifique à une confrontation qui risque toujours de virer au conflit »… Oui, dit comme ça, le lauréat d'un concours d'enseignement renâcle , mais c’est pourtant ce que nous pratiquons tous les jours dans nos classes, mais qu’il est très difficile d’expliquer à un débutant quand on utilise le mot «autorité». Nous convenons, le plus souvent implicitement, d’une étiquette, d’une politesse éthologique, d’un protocole, que le prof diplomate apprend à ajuster de plus en plus rapidement, de plus en plus naturellement à chaque situation.
On apprend, souvent seul, le langage corporel qui ne puisse nous faire reconnaitre ni comme agresseur, ni  surtout comme victime, l’usage délicat du regard, en particulier genré, à quel moment fixer, combien de temps, comment l’adresser, ou non, la voix comme support ou comme contrepoint, comme message implicite ou comme démenti, puis le corps entier. On sort doucement de l’éthologie pour arriver dans le théâtre ( mais n'anticipons pas).
Morizot : « la fonction de la diplomatie reste d’empêcher que le conflit ait lieu, d’entretenir les conditions d’une cohabitation mutualiste » (p62 et tout le chapitre 2). A mon avis le meilleur traité de pédagogie est : Le Manuel de l’artilleur1, j’ajoute maintenant à égalité Sur la piste animale.
Il me semble que la pratique de cette éthologie diplomatique rendue nécessaire par mon manque de talent et de goût pour l’autorité joue un grand rôle dans ma perception positive de mon métier, même si cela n’a pas suffi pour garder B, ce qui m’enrage encore.

Et puis si ça marche avec les ours…
  1. Le petit manuel de l’artilleur, ou Instruction par demandes et par réponses sur plusieurs objets de l’artillerie à l’usage des canoniers, bombardiers et sappeurs . Rédigé par Mr. le Ch.D’Urtubie, 1785. ↩︎

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