16. Classe ? Ou théâtre ? Le Diable c’est l’ennui

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	Je suis un prof théâtral, pas un prof de théâtre, ni un bouffon qui fait le bateleur devant le tableau. Une brève expérience m’a convaincu définitivement que j’étais un comédien exécrable. Mais je suis un prof théâtral, vous aussi sûrement. Je peux le prouver.
La philosophie est mon plafond de verre. De loin c’est transparent, mais plus j’approche plus ça s’obscurcit, plus les systèmes se compliquent et m’égarent, plus les abstractions m’aveuglent. A peine puis-je entrapercevoir quelques bribes que je les emporte avec la lourde maladresse d’un raton-laveur volant trop de croquettes du chien dans ses trop petites pattes et semant en fuyant la majeure partie de son butin.
Le philosophe que je pille aujourd’hui s’appelle Heinz Wismann, faites-moi confiance, c’est une pointure (« Théâtre et éducation », Penser entre les langues, Paris, Albin Michel, 2012).
 La comparaison de la classe et du théâtre est classique, et finalement peu éclairante sur ce qui se déroule sur cette scène. Certes nous jouons un rôle, certes The show must go on sonnerie après sonnerie, certes nous taillons notre propre costume, certes nous avons un public (captif cependant), certes nous avons un texte à réciter (avec improvisations), certes on fait notre numéro, certes… et puis après ?
La part théâtrale de notre métier est ailleurs, on pourrait tout aussi bien évoquer une cérémonie sacrée, un mystère, dont le théâtre vient, qui parle d’initiation et de possession : devenir un autre. Ce qui fait beaucoup pour la salle 208 avec la 4e2 en dernière heure alors que nous attendent métro, courses, bouffe, copies, enfants, vie sociale, familiale, culturelle, sportive, sentimentale, et dodo : on ne veut pas devenir un autre, juste avoir le temps d’être soi.
Mais Heinz Wismann s’en moque (oui, souvent le philosophe s’en moque, car il comprend Nietzsche, lui) : « L’éducation est tendue vers des contenus, des choses qu’on peut apprendre, mais ce ne sont pas ces choses-là qui constituent l’essentiel de l’expérience. L’expérience de l’appropriation du savoir passe paradoxalement par la mise en mouvement de la vie » Première croquette à peu près complète avant qu’il ne dérape dans Platon, trop lourd pour mes petites mains de raton-laveur. Mais bon, on a déjà une contradiction, un mais, un prof doit pouvoir faire trois pages sur Connaissance vs Expérience ; Immobilité et Mouvement.
Deuxième croquette (c’est là où j’ai échappé la croquette Nietzsche) : «L’Ecole, lorsqu’elle est réellement à la hauteur de son idée, est un théâtre. Le drame de la connaissance se joue tous les jours dans la salle de classe. Et ce qui constitue la scène des activités pédagogiques est la tension entre le moment de la fixité du vrai et le moment du mouvement vers cette vérité établie, qui suppose qu’on s’en dépossède, parce qu’on va au-delà ».
On est loin de mon mime du souffle bestial sous la porte du baby sitting maudjit.
Quoi que soit le théâtre, c’est bien un mouvement, une tension, et un mouvement qui transforme, ou doit transformer, quand L’Ecole est réellement à la hauteur de son idée, ce qui lui arrive bien rarement dans la salle 103 avec les 5e6 en première heure le lundi. Mais ça arrive, on le sait quand la sonnerie déclenche un « Déjà  ???» étonné. Ce qui se passe à ce moment là, avec un élève, quelques uns ou toute la classe, c’est ce que j’appelle Théâtre.
Troisième croquette : «Le professeur est à la fois metteur en scène et comédien, et son auditoire est associé à la production de la pièce. Quelle vacuité d’envisager un enseignement qui déroule devant les yeux d’un public médusé, pétrifié, toute la richesse des connaissances déjà acquises ».
C’est pour cette raison, bien au-delà d’un certain talent pour faire le pitre qui relève davantage de la gestion de groupe et de la négociation, qui fait que je suis, et vous aussi, un professeur théâtral. Il existe sûrement d’autres métaphores pour décrire la même chose. Il ne s’agit pas simplement de transmettre, mais de produire. Mais de produire quoi ? Quelle est cette pièce que nous jouons, mettons en scène pour que le public y joue également un rôle plus engagé que spectateur ennuyé ou ravi, mais seulement spectateur ?
Il est probable que nous n’inventions rien, que cette pièce fonctionne parce qu’elle a déjà été jouée, et que nous réactivions sans vraiment le savoir mais à notre bénéfice commun, des processus lié à la vie humaine même. J’ai parodié dans cet esprit le beau titre de l’oeuvre inclassable de Charlotte Salomon : Vie ? Ou Théâtre ?
Le plus grand point commun entre la classe et le théâtre c’est l’ennui, le Diable du titre de l’essai de Peter Brook, que j’ajoute à ma petite bibliothèque de pédagogie.
Je ne me suis jamais autant ennuyé que lorsque j’étais élève, et au théâtre où j’ai si souvent dormi. Mais c’est aussi dans une salle de classe ou au théâtre que j’ai vécu les expériences immobiles les plus intenses. L’expérience inverse, je crois commune, de l’Ennui permet peut-être de saisir ce qui le brise et le combat, d’entrevoir ce qui serait la lumière de cette ombre diabolique là. C’est une fausse immobilité, dont le principe et le moteur pourrait bien être celui de la…
Mais n’anticipons pas.

Une dernière croquette que j’avais un temps inscrite en maxime au dessus de mon tableau :
« Permettez donc pour un peu de temps à votre pensée de sortir hors de ce Monde pour en venir voir un autre tout nouveau que je ferai naître en sa présence dans les espaces imaginaires » R.Descartes, « Le Monde », VI.2

Peter Brook, Le Diable c’est l’ennui, propos sur le théâtre, Acte Sud, 1991
Charlotte Salomon, Vie ? Ou théâtre ? Le tripode 2015.

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