19. Ethologie Scolaire 3

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Quête et enquête, la contre enquête.

Les Quatre qui jamais n’ont été remplis depuis la première Rosée, on les nomme — 
Gueule de Jacala, gésier de Vautour, mains de Singe, Œil d’Homme.
Dicton de la Jungle.
Le second livre de la jungle, R.Kipling

 J’échoue aussi bien que tout le monde, et même peut-être un peu plus.
Mais il m’arrive de réussir parfois, quand mes élèves ont bien voulu entrer pour un peu de temps dans les espaces imaginaires que les auteurs ont fait naitre pour eux, et qu’ils cherchent des signes dans un texte pour découvrir le sens, même si ce signe est un point de suspension.
Quand ils acceptent de relever les couleurs dans l’incipit de C’est la guerre de Calaferte pour découvrir l’image en noir, blanc et sépia du premier jour de la guerre, souvenir d’un enfant de 11 ans qui ne voit en couleur que les éléments liés à l’enfance.
Quand ils veulent bien suivre le fil des métaphores du "fragment 128" des Feuillets d’Hypnos de René Char, être émus par les mille fils confiants dont pas un ne devait se rompre entre le village et le résistant sauvé, et enragés quand la note ajoutée de 1945 précise qu’en fait non, c’était le hasard.
Quand ils se prêtent au relevé du champ lexical du regard entre Jean-Jacques Rousseau et Mlle de Breil, et y lisent navrés la progression du triomphe à l’infortune de l’adolescence. Ici pas de trésor caché, pas de récompense, plutôt une déception : Putain la galère de merde, mais le plaisir, l'émotion de la quête, de l’enquête.

Pour diverses raisons, j’ai été un enfant Kipling, qui est bien plus de choses que le « chantre de l’Empire Britannique » et un auteur pour enfants. Heureusement, quelques enfants le lisent encore. Dans L’Ankus du roi, Mowgli devenu adolescent retourne avec Kaa aux Grottes froides, où un vieux cobra blanc lui offre la Mort sous la forme d’un aiguillon à éléphant précieux. Mowgli un instant fasciné, le jette, puis regrette, trop tard. L’ankus a commencé son voyage mortel, dont il ne peut que suivre, lire, interpréter et finalement vivre la piste sanglante de meurtre en meurtre avec l’aide de Bagheera.

Dans le chapitre Origine de l’enquête, Baptiste Morizot fait du pistage un élément constituant de la nature humaine, physiquement, mais aussi pour ce qui nous intéresse dans l’émergence des capacités humaines de raisonnement.
Cet animal peu doué, la petite grenouille Mowgli, poursuit à la trace un gibier mouvant qui exige de décrypter, interpréter, deviner, enquêter. L’homme « animal visuel sans odorat » a dû « éveiller l’oeil qui voit l’invisible, l’oeil de l’esprit ». En d’autres termes survivre est un problème intellectuel de lecture, interprétation, prévision des signes, mais aussi de leur absence. Renifler une piste odorante, vivante, excitante, c’est autre chose que de suivre une empreinte, une trace, un signe, mais est-ce moins excitant ? Cela demande un apprentissage : lire puis interpréter, imaginer un passé, une intention, une histoire qui permet de trouver la proie invisible jusqu’à l’ultime moment. Morizot décrit deux modes de pistage : Le pistage systématique qui lit les traces et, quand elles deviennent trop ténues et absentes, le pistage spéculatif qui analyse les signes, en déduit des hypothèses qu’il faudra confirmer ou infirmer. Les penseurs de l’EN ont beau s’ingénier à nous compliquer la vie, n’est-ce pas, finalement, ce que nous faisons en classe ? C’est en tout cas ce que je fais pour lire un texte et apprendre aux élèves à le faire.

    Mais ça ne suffit pas : la plupart des prédateurs animaux qui suivent une piste savent faire ça, mais tous ne savent pas qu’une absence de signe est un signe, et si la proie n’est pas là alors qu’elle devrait y être c’est qu’elle est…
Le pistage spéculatif, la méthode scientifique pour la nommer, devient imaginatif, il s’échappe des signes, s’identifie à la proie, devient la proie, on passe à un autre niveau cognitif.

    Mais ce n’est pas tout.
Si l’on suit Morizot et les travaux qu’il cite, notre compréhension du système de motivation repose sur une erreur, la même que nous faisons lorsque nous pensons que l’élève travaille d’abord pour la note, la récompense, la carotte qui vit encore dans l’ombre devenue incorrecte mais bien présente du bâton, ce qui stimulerait le plus « l’intérêt intense, la curiosité attentive, la vive anticipation » de nos meilleures élèves en activant le système neuronal de la gratification. Il semblerait, mais nous sommes aussi bien plaçés pour le sentir, sinon le savoir, que ce n’est pas la recherche de récompense  qui déclenche la synthèse de la dopamine, « molécule du plaisir », mais le système curiosité-intérêt-anticipation. Cette joie intense du pistage est disjointe de celle de la mort de la proie, mais aussi profondément ancrée, sinon plus. Cette joie de la quête, de l’enquête, est plus intense, plus productive, plus féconde que la satisfaction du 20 (cerise sur le gâteau, je veux bien, mais que nous avons tendance à confondre avec le gâteau). La dopamine serait davantage l’hormone du désir que du plaisir, qui chacun le sait à la réputation d’être fugace.  En d’autres termes, La Fontaine le savait déjà, la récompense du travail est le travail lui-même, celui du voyage dans le chemin, de la construction dans l’assemblage, etc… Ce n’est pas vraiment une découverte. La nouveauté c'est que ce n’est pas d’abord une morale, une philosophie ou une sagesse, mais un comportement naturel humain. Chasse, chasseur et proie sont devenus des modes de pensées, de penser.
Ulysse, les légendes, les chevaliers, les pirates, les naufragés, les explorateurs, les détectives, les héros tragiques, romantiques sont tous des pisteurs en quête de quelque chose, et les lecteurs sont des pisteurs qui s’y identifient pour mieux mener l’enquête, et devenir « autre chose ». J’imagine que le modèle fonctionne pour toutes les matières. C’est ce « théâtre » immobile mais profondément dynamique que, si tout va bien, nous mettons en scène, jouons et produisons avec les élèves. Elle est jouée depuis longtemps, et le fait qu’elle nous paraisse de plus en plus difficile à monter ne la disqualifie pas, parce que, vraiment, je ne vois pas comment faire autrement.
    Que le chemin soit plus important que le but n’est pas l’aboutissement de la pensée, mais bien son origine.
    Encore un chantier parcouru seulement en partie avec les stagiaires, mais plus largement exploré avec les élèves.
    Et puis les lecteurs de Kipling et de Stevenson savent déjà tout ça. Et les lecteurs de L'Ankus du Roi en savent même un peu plus...

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