L’escalier D
Mon collège est typique de l’architecture scolaire des années 70, variante néo provençale, construit autour d’un préau dont les multiples accès et cours desservies rendent fous les surveillants depuis son inauguration.
M’interrogeant à haute voix sur l’identité de l’architecte qui avait conçu une espace si peu pratique, une voix fraiche répondit derrière moi : « C’est mon grand-père ! », m’empêchant de maudire le responsable sur plusieurs générations.
C’est donc impersonnel, pas trop pratique, raisonnablement amianté, peint avec des stocks réformés de peinture marronnasse beigeasse de l’ex-URSS, pas du tout enchanté, sauf le nom, vaguement énigmatique et médiéval pas encore remplacé par celui d’une célébrité, un collège quoi.
Je ne déteste pas balader mes élèves, surtout les 6e, qui sous leurs airs trop mignons, préparent sournoisement leur adolescence. Tous les ans je leur fais croire qu’un détecteur de je ne sais pas quoi installé avant mon arrivée dans un coin au ras du plafond est une caméra, c’est toujours ça de gagné et ça me permet de repérer les plus finauds. J’ai aussi inventé un 3e étage, une guerre avec le prof de maths de la classe du dessous, et l’escalier D.
Ma salle est au bout d’une aile, flanqué d’un escalier, le D, qui ne mène à nulle part d’utile, servant d’entrepôt, sombre, humide, et strictement interdit aux élèves.
En se rangeant devant ma salle, j’ai remarqué que les plus hardis trainaient devant la porte interdite mais pas condamnée, essayant d’apercevoir l’escalier à travers les petites vitres sales.
J’ai commencé à faire des allusions vagues sur un endroit du collège où ils se passaient des choses « étranges », des lueurs apercues, un prof qui s’y était aventuré et qui avait démissionné le lendemain. La graine était plantée, et grandit presque seule, mes élèves entretinrent et développèrent la rumeur des choses « étranges » d’une année sur l’autre. Tous les ans à l’automne un de mes nouveaux élèves me demandait si c’était vrai cette histoire d’escalier D, occasion rêvée d’enrichir la légende tout en les dissuadant de s’en approcher.
J’en ai fait un sujet de rédaction.
« Un jour après les cours, vous entendez un bruit étrange dans l’escalier D, vous décidez d’aller voir, seul… »
Des profs, la vie scolaire, vinrent me demander ce qu’il se passait avec l’escalier D.
Puis j’ai commencé à surprendre devant ma salle, se dirigeant vers l’escalier maudjit, des élèves, 2 ou 3 en général. Je les chassais d’un air lugubre.
Enfin une élève vint me dire à la fin du cours que l’escalier D c’était du flan. Elle l’avait descendu. Elle n’avait rien vu. Je lui ai répondu que c’était normal, l’escalier n’étant dangereux que le jeudi, jour de la disparition de l’ancien propriétaire du terrain sur lequel avait été construit le collège.
L’escalier D est devenu un rite de passage, une ordalie, dont les élèves qui l’avaient descendu ressortaient grandis : « Moi je l’ai fait ! »
La légende devint officielle quand je découvris dans le journal du collège un article écrit pas les élèves sur Le mystère de l’escalier D avec interview, plans et photos crépusculaires. Les tentatives de descente se multiplièrent, Cerbère monocéphale, j'en laissais passer un sur 3.
La légende s’est ensuite assoupie, même si je chasse encore de temps en temps quelques élèves qui viennent trainer devant et que je retrouve ensuite à l’étage du dessous, tout fiers. Le lieu ou l’objet interdit garde pour longtemps son pouvoir d’attraction.
L’école sous-estime ce qui est un élément important de ce qui l’a constituée, elle n’initie plus, ne propose plus que Parcoursup comme rite de passage. L’initiation ne se fait plus que par procuration. Heureusement une bonne part des récits étudiés sont initiatiques, et si puissants qu’ils jouent encore leur rôle, la lecture nous transforme, plutôt en mieux. Pourquoi croyez-vous que nous étudions avec des enfants la mort d’un enfant ? La mort de Gavroche n’est pas qu’une suite de figures de style.
Ah si, il reste une initiation, les défis TikTok…
Selon Walter Scott, Merlin, le « vrai », était un magicien sans ombre, perdue lors de l’examen de sortie de son école italienne de magie. Il s’agissait de traverser une longue cave et de toucher le mur opposé avant d’être attrapé par les démons lâchés aux trousses des impétrants. Les plus rapides touchaient le mur opposé sains et saufs, les moins bons étaient déchiquetés par les diables, mais les meilleurs magiciens couraient juste assez vite pour que seule leur ombre soit emportée.
Lorsque je quitterai pour la dernière fois ma salle, je descendrai par l’escalier D, le Diable des regrets aux fesses, j’y laisserai peut-être mon ombre.
Une élève de 4e contaminée par l’escalier D en 6e en a fait un roman remarquable de 200 pages : Les Mystères de l’escalier D
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