23. La confusion des sentiments 1

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        E. était la petite soeur de C. que j’avais eue en 5e puis en 3e. C. était sujette à des crises d’angoisse violentes qu’heureusement la classe gérait très bien. J’ai dû y faire face 3 fois. On m’avait parlé d’un problème familial, d’un père éloigné. C’était une élève en difficulté, très gentille et soucieuse de bien faire. Il était cependant impossible de garder très longtemps son attention. Sans parent vraiment fiable, j’avais beaucoup travaillé avec elle son orientation, qu’elle avait obtenue. 

Sa petite soeur E. entra en 6e comme un ouragan, beaucoup plus vive que sa soeur, beaucoup trop. Le monde paraissait en perpétuel effondrement autour d’elle (c’était le cas) et elle en perpétuel mouvement. Chance pour moi, elle aimait lire, mais j’avais dû l’exclure plusieurs fois, ce dont elle ne me tenait pas rigueur. Elle pouvait avoir beaucoup d’humour et de finesse, battre les meilleurs élèves en analyse de texte, et tout envoyer en l’air, la seconde d’après. Un gros conflit avec une élève conduisit à son changement de classe, elle passait parfois me voir.
Puis ce fut le confinement,
Puis le père mourut d’une crise cardiaque devant les 2 soeurs.

Le confinement m’avait permis de suivre mon rythme naturel très tardif, je faisais mes visios l’après midi, les préparais la nuit sans problème puisqu’il n’y avait pas de réveil.
    Une nuit, vers 01:30, je reçus un message Pronote de E. Elle me demandait si j’allais bien. Nous eûmes un étrange dialogue, je voulais surtout m’assurer qu’elle allait bien, elle. L’enterrement de son père était le lendemain, rendu très compliqué par le confinement. Elle était à la fois très malheureuse et effrayée par des choses très secondaires, et très distante par rapport à la mort de son père. Bref elle n’allait pas bien du tout, j’ai fait ce que j’ai pu, puis j’ai pu échanger avec sa soeur et les convaincre de dormir. Elle me dit qu’elle reviendrait la nuit suivante.
J’ai contacté la principale, puis la psychologue. Elles me demandèrent de poursuivre l’échange si E. me recontactait.
Ce qu’elle fit. Il apparut lentement que ses messages avaient un double but : le premier était s’inquiéter pour moi et elle venait se rassurer, en rejouant en miroir la scéne dont elle aurait eu besoin. Le second était de parler de choses anodines, qui ne l’étaient pas, elle était fine et intelligente et c’était plutôt intéressant, je la rassurais, m’inquiétais de sa vie puis l’envoyais dormir. Cela a duré jusqu’aux grandes vacances et la fermeture de Pronote, avec un bilan régulier avec la psy. Elle n’a jamais utilisé mon adresse mail du collège. A la rentrée, elle n'était pas dans ma classe, elle était encore plus ingérable, jusqu’au conseil de discipline et à l’exclusion. Elle est venue me dire au revoir.

   Il est évident que ce genre de situation n’aurait jamais dû arriver, et que hors confinement elle n’aurait pu arriver. Néanmoins, ces situations arrivent, même hors confinement.
Au collège, tout est fait pour baliser les relations profs/élèves, et je suis assez regardant là-dessus. Pas de copinage, pas d’ambiguïté, pas de fraternisation ou de paternalisme. Ce qui relève d’autre chose que du pédagogique est transmis à la direction/infirmière/psy.

    Et pourtant il reste toujours une place pour la confusion des sentiments, et il me semble qu’on en parle pas assez au prétexte que cela n’existe pas, ou ne devrait pas exister.
    R en 5e était le looser du collège, réfugié dans un état mi comateux mi agressif, en Français il dormait. Et puis, il vint me voir à la fin d'un cours et me demanda s’il pouvait me prêter un film, il me l’apporta le lendemain : c’était Gran Torino de Clint Eastwood. Une histoire de transmission difficile, entre un vieil américain raciste et un jeune asiatique paumé. Je n’ai jamais vraiment compris, quel était vraiment le sens pour lui de me faire voir ce film. La mère informée n’avait pas d’explication non plus, elle ne vivait plus avec lui. Il avait évidemment projeté quelque chose sur moi, transfert est sans doute le mot le plus approprié. Il n’est pas devenu un bon élève, mais il a cessé d’être un looser. R a quitté le collège puis la région. Pendant 5 ans il m’a tenu au courant de ce qu’il faisait, et une fois nous avons mangé un sandwich ensemble. J’ai toujours répondu à ses messages, sans jamais les solliciter.

L a attendu la fin de l’année de 3e, élève absolument lambda de ma classe. Elle voulait entrer dans l’armée et a pu intégrer un lycée militaire à l’autre bout de la France. Je ne l’ai jamais revue. Périodiquement elle a commencé à m’envoyer un rapport sur ce qu’elle faisait. Dans ces deux cas, les échanges allaient dans un seul sens : ils m’informent, me tiennent au courant me font un rapport sans chercher à ce que cela devienne un dialogue, je suis un silhouette, un mannequin sur lequel ils ont accroché ce dont ils avaient besoin.

    P était la terreur du collège, REP avec toutes les options. Je la découvris sur ma liste de 3e avec une certaine appréhension, sa réputation la précédait. Matamore de REP, le seul bruit de son nom renverse les murailles, défait les escadrons, et gagne les batailles. Elle fut à la hauteur de sa réputation, une vraie furie, encore plus dangereuse et inquiétante quand elle était calme. Capable de faire exploser un cours, de tenir tête d’égal à égal. Sans la moindre peur. Et elle m’avait choisi comme tête de turc. La question n’était pas de savoir si j’allais la virer mais quand. Un cauchemar.
Il m’arrive de proposer aux élèves de faire un  cours, ou une partie, il arrive que certains acceptent, P me le demanda, elle voulait étudier un texte, et un texte sur la mort. Je lui en apportai quelques uns du CDI, persuadé que c’était de la provocation et que ça n’irait pas plus loin. Il y avait Mars de Fritz Zorn, dont je m’étonnais de trouver un exemplaire, pas vraiment du niveau 3e REP. Elle le choisit. Pas de Chat GPT ni même d’internet à l’époque, elle a préparé le cours et choisi un extrait. Dans un silence de mort, elle présenta le livre et analysa l’extrait. Elle a commencé dans un état de colère contenue impressionnant, qui s’allégea petit à petit pour devenir légère et joyeuse. Et fut applaudie. Elle me dit à la fin, que c’était facile, qu’elle avait « joué mon rôle plutôt que le sien » P.eut la force ensuite de mettre en mot son scandale et utiliser son énergie pour, en non contre elle.

S. était adoptée, une confrontation avec sa mère biologique avait provoqué une terreur sans mots dont la seule issue était l'évidence de disparaitre. Nous appelons ça le suicide et la mort, elle parlait de libération, de fin de la peur et de la souffrance. S dessinait en cours, tout en donnant tous les signes d'une écoute sensible et intelligente, malheureusement entièrement consacrée à l'énergie noire qui seule l'intéressait et dont elle se remplissait. Au point que j'ai dû contacter en urgence les parents. Elle arrêta de dessiner quand commença l'étude des Fleurs du Mal. Elle commença à écrire des poèmes, beaucoup, et à me les faire lire. Les Nouvelles Fleurs du Mal, qui à mesure s'ensoleillèrent et, nourries d'un mauvais terreau, prirent des couleurs impossibles jusque là. Elle m'envoya des poèmes après avoir quitté le collège puis cessa.

    S, E et P étaient victimes de scandales avérés, R et L peut-être. Sur les milliers d’élèves que j’ai eus, seuls une dizaine sont venus chercher explicitement ce dont ils avaient besoin. Ce n’étaient pas obligatoirement des élèves avec lesquels je m’entendais bien, j’ai échangé bien plus avec d’autres élèves. J’ignore absolument pourquoi ils ont agi ainsi. A mes stagiaires je parle de « Confusion des sentiments » zone grise dans laquelle le prof, que les élèves voient parfois plus que leurs parents, est l’objet d’identification,  de transfert, de projection, positives, mais aussi négatives. C’est assez courant, et le plus souvent silencieux. Lorsqu'on attribue à quelqu'un un rôle de substitution, ou de complément, il n'est pas forcément utile qu'il le sache. Je préviens les stagiaires sur la tentation de « jouer un rôle » qu’il ne maitriseraient pas, dans une pièce que l’élève se joue à lui-même et dont l’enjeu n’est pas mince. J’ai beaucoup admiré ces élèves là, faux paresseux mais vrais guerriers. c'est ce que je comprends du mot Résilience.
Mais cette zone grise, "cette confusion" ne peut le rester, ne devrait pas le rester àlors qu'elle est tenue à distance dans la formation de ceux qui pourtant sont des "utilisateurs " des sentiments. Il faudra donc un Confusion des sentiments 2.

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