24. Complet et inachevé

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Il suffit d’exister pour être complet. Fernando Pessoa 


    En dehors de mes parents, et encore, j’avais 10 ans quand un adulte me parla pour la première fois. Même en tenant compte du fait qu’à cause de mon incapacité temporelle j’ai tendance à situer à l’âge de 10 ans tout ce qui s’est passé dans mon enfance consciente, cela peut paraitre tardif. C’était le père d’un futur écrivain suicidé de Stan, cousin de mon meilleur ami, que je suivais dans ses manoirs et châteaux familiaux. Là encore plus qu’ailleurs on ne parlait pas aux enfants qui mangeaient à la cuisine, et si nous étions par malheur à la table des grands, on ne pouvait guère parler.
Jusque-là je vivais assez paisiblement sous les radars des adultes en général, et des institutrices de Stan en particulier, plutôt gentilles mais persuadées de notre incomplétude de petits êtres pas encore tout à fait humains dont il fallait au moins autant assurer l’élevage que l’instruction.

A notre première rencontre, ce grand bourgeois géant dont la famille avait possédé l’hôtel particulier de la Banque de France me serra la main sans façon, me demanda comment j’allais en écoutant la réponse puis en engageant une conversation qui ne portait sur aucun des points habituels que les adultes se croient obligés d’aborder avec les enfants, et sans employer le ton ou ce vocabulaire condescendants ou bêtifiants qui les accompagnent. J’eus ma première conversation d’égal à égal avec un adulte qui écoutait mes réponses et semblait curieux de mon point de vue, c’est à dire qu’il considérait que je pouvais en avoir un et me demandait mon avis. Il m’a fallu attendre assez longtemps une semblable considération d’un autre adulte, et peu de mes profs savaient être à la bonne hauteur.

      L’erreur profonde et commune consiste à considérer qu’un être humain est a priori « incomplet » et de le considérer dans cette incomplétude parfois faussement « bienveillante » et toujours dévalorisante : l’enfant est un adulte incomplet, la femme un homme incomplet, le sauvage un civilisé incomplet, Neandertal un Sapiens incomplet, l’étranger un Français incomplet. ; et même au delà de l’espèce, l’animal un humain incomplet, Bref : l’autre est un moi incomplet.
     L’observation évidente est pourtant que l’humanité est d’emblée complète et qu’elle le restera quoi qu’il arrive : un amputé, un fou, un Marseillais est complet, quoi qu’il paraisse lui manquer.
     Il n’y a pas si longtemps que l’on reconnait la souffrance physique des enfants, des animaux, de tous les incomplets.
Il est évident que Stan, et plus généralement une certaine vision de l’éducation, fonctionne sur ce modèle, et il m’est évident que c’est non seulement faux mais dangereux. Ce n’est pas une explication des abus, c’en est la matrice.
L’exagération inverse de l’enfant abandonné sous prétexte de respecter sa personnalité et son évolution, de faire de l’enfant un petit adulte est un autre aveuglement et conduit aux mêmes abus.

    Ma génération a en général encore grandi avec cette confusion : j’étais, et reste encore certainement inachevé, mais je n’ai jamais été incomplet ; tous mes sens sont sensibles, et l’ont toujours été, et l’étaient sans sans doute davantage que ceux des adultes, en particulier des hommes châtrés de leur sensibilité de « fille » dès le plus jeune âge. Si ces adultes en savaient beaucoup plus que moi, ils ressentaient beaucoup moins que moi. Ce grand géant  penché sur moi me parlait à égalité parce que nous avions une égale sensibilité.

Il me semble parfois que, de ce point de vue, les choses ont considérablement changé dans le bon sens, les plus stupides pensent même qu’on est allé trop loin dans «l’autre sens». Je dirais plutôt que l’adulte peine toujours autant à l’être, et ce n’est pas de la responsabilité des enfants. S’ils sont complets, les adultes eux ne le sont pas toujours.

  Il existe des adultes incomplets. Je me suis toujours méfié des adultes dont l’accès à l’enfance est leur propre enfance, qui sont, surtout des hommes, restés enfants, ou le prétendent. Peter Pan, et sans doute John Barrie qui, le premier cessa de grandir, sont des êtres incomplets, sans doute les seuls vrais monstres. Leur initiation a échoué, pour une raison ou pour une autre, et ils sont bloqués, gelés, amputés de quelque chose ou interdits de l’avoir. Il n’y a pas chez eux une confusion des sentiments, mais une absence de sentiments. Ils sont à la fois incomplets et inachevés, et dangereux.

Il existe enfin des élèves incomplets, sans doute beaucoup, P*** la galère de merde. C’est à eux que s’adresse Boimare, et nous aussi, chacun avec ce que nos matières nous permettent de faire, par l’enquête. Il y a du récit, du mythe, de la recherche structurante partout. Je sais que je diverge de pas mal de profs, mais mon métier est double : Réduire l’inachèvement naturel des élèves par des connaissances, et permettre de (re)devenir complet pour ceux que les scandales ont trop secoués et qui, le plus souvent pour survivre, ont gelé, anesthésié leur sensibilité pour moins souffrir.
Double métier mais même levier : dans mon cas la littérature, même au collège, surtout au collège, non pas comme objet à admirer mais comme piste à suivre, traces à interpréter, chemin à construire.

PS. bJ92, du forum Neoprofs m'a signalé une expérience étrangement similaire rapportée par Grégoire Bouillier dans Le Dossier M, Livre 1, Flammarion 2017. La position sociale de l'adulte semble multiplier l'impact de cette reconnaissance. Je ne partage pas la remarque de Bouillier sur le fait que "les gosses se fichaient bien de leurs origines sociales" à cette époque là, qui est aussi la mienne. Son expression est ambiguë : oui, surtout si elle sont tranchées les différences sociales sont perceptibles à cet âge, mais oui aussi Marcel peut être l'ami sincère de Lili des Bellons.
Il me semble que la position sociale prestigieuse de nos deux initiateurs renforcent la reconnaissance accordée, surtout si elle vient jouer le rôle d'une représentation paternelle déficiente pour une raison où une autre, je ne sais pas si c'est le cas de Bouillier. En revanche, il est très intéressant de voir que c'est par le langage qu'il accède à la reconnaissance. La réunion de ces deux éléments crée sans doute l'expérience marquante que nous avons en commun.

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