26. 切磋琢磨

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      Je commence quelque chose tous les 10 ans pour pouvoir dire que je fais tel truc depuis 10 ans. 
     A 60 ans j’ai donc commencé le Kyudo, tir à l’arc japonais, qui procède exactement à l’inverse de l’apprentissage occidental et de ma manière de penser. D’ailleurs un des préceptes principaux pourrait être : «  Surtout ne pense pas ». Le Kyudo est aussi appelé « Zen debout » alors que je suis l’exact opposé du Zen pour autant que je comprenne quelque chose à ce qu’est le Zen.

      Pour pratiquer l’arc japonais, il existe une suite de mouvements codifiés que les maitres japonais ont perfectionné depuis des siècles et que moi, humble poussière sous leurs tabis, je ne sera jamais assez qualifié pour pouvoir dire : et si on faisait plutôt comme ça ? ou moi je le sens plutôt comme ça. Ma Sensei est une petite dame très gentille et très patiente, mais elle peut avoir un certain regard de Yoda qui tue.
      Donc juste tu la fermes, tu regardes, et tu reproduis sans poser de questions. Le problème, c’est que tout est caché par la tenue et le gant, et que la cible d’environ 30 cm est à 28 mètres…

        Le processus est donc l’inverse de ma démarche naturelle : il faut maitriser le rituel ( compter 10 ans) pour espérer approcher de la compréhension du rite
(compter alors plutôt 30).
Commencer à 60 ans un apprentissage de 30 ans me paraissait un geste très optimiste. En 3 ans, j’en suis au 2e dan c’est à dire que je suis qualifié pour balayer le dojo. Il arrive une fois sur 15, que la cible ait la gentillesse de venir se placer sous ma flèche.
      Il y a bien sûr toute une philosophie à laquelle je ne comprends pas grand chose, même si j’ajouterai à ma bibliographie de manuels indispensables de pédagogie : Le Zen dans l’art chevaleresque du tir à l’arc de E.Herrigel, Dervy.

Mais revenons à 切磋琢磨
    C’est à l'origine une expression qui décrit le fait de tailler et polir des pierres précieuses, des os ou des objets en jade. Avec le temps, ce terme a évolué pour signifier le processus par lequel des personnes, partageant un même objectif, se stimulent mutuellement afin de progresser et de s'améliorer ensemble. Ce concept véhicule l'idée que certaines formes de croissance personnelle ne peuvent émerger que dans la relation avec les autres. Que ce soit dans le travail, l'apprentissage, le sport ou les arts, le fait d’évoluer aux côtés de personnes animées par les mêmes aspirations permet un développement plus profond et plus riche. C’est cela, l’esprit de « 切磋琢磨 ».

      Le tir de cérémonie, c’est à dire le tir, nous parlons de japonais et tout est cérémonie, n’est JAMAIS solitaire. Un Sharei est composé de 5 personnes qui cherchent à atteindre Shin, Zen, Bi (vérité, bonté, beauté) par le tir juste (on ne vise pas la cible sauf si on est un gougnafier, elle est atteinte naturellement si le tir est juste) et par l’harmonie avec les autres tireurs ( que l’on ne voit pas tous puisqu’on est en ligne).  

     J’ai longtemps considéré qu’être prof était un métier solitaire et individualiste qui ne s’apprenait pas, et ça me convenait parfaitement. J’ai passé quelques années à lire en salle des profs sans trop me soucier de fraterniser, ça vient tout seul si ça doit venir, on a le temps. La REP provoque en général une plus forte solidarité, mais ce n’est pas non plus toujours vrai.
     Je n’avais donc pas du tout l’esprit de 切磋琢磨
     Puis j’ai ralenti le rythme des mutations et fraternisé davantage. C’est sans doute vrai pour les autres matières, mais les équipes de Lettres sont hautement inflammables, ce qui demande une certaine diplomatie. Chance, quand je suis arrivé dans mon dernier collège, l’équipe était déjà en feu, et, le temps de comprendre, j’ai pu ajouter mon propre combustible. Le tavy, culture sur brulis malgache, appliqué à la salle des profs a bien fonctionné, et il a été possible d’envisager de 切磋琢磨 avec une nouvelle équipe.
       C’est sans doute le grand défi du formateur, sa grande évidence quand on parvient à le réaliser. D’abord avoir quelque chose à dire, ensuite ne pas simplement le donner à entendre à chacun mais à l’intelligence collective, chose compliquée à obtenir des profs. J’étais déjà arrivé à cette conclusion quand il m’arrivait de participer à un diner en ville : plus les participants sont individuellement brillants moins la conversation l’est, par égocentrisme,  neutralisation mutuelle, ou plus certainement par crainte du ridicule. C’est extrêmement compliqué d’obtenir une mutualisation positive des esprits, surtout lorsque ces dits esprits arrivent en rogne contre l’institution, n’ont pas trouvé à se garer et savent déjà tout.
       En revanche, quand ça marche ! Quand le vent de l’esprit du 切磋琢磨 se lève, c’est comme de réussir un kaichu  (2 flèches de suite dans la cible), c’est comme quand vous sentez que votre cours fonctionne et que vos élèves ont progressé parce qu’ils étaient ensemble, et que vous aussi vous avez progressé. Rien à voir avec l’émulation, le désir de surpasser l’autre est le plus sûr moyen d’envoyer sa flèche dans le sable.

Dans la plupart des groupes il y a un ou une perosnne qui a l'esprit de 切磋琢磨. C’est rarement la personne qui parle le plus et le plus fort, mais c’est celle qui permet. J’ai la chance d’en avoir croisé, et d’avoir intuitivement plutôt choisi cette voie d’enseignement là.

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